Emission Boomerang - France Inter
25 octobre 2021 - 9h
Le point Chimamanda Ngozi Adichie
CNG : Chimamanda Ngozi Adichie
AT : Augustin Trapenard
Au sujet de son père …/…
CNA : il était en avance sur son temps par sa grande ouverture d’esprit.
AT : un modèle de féminisme également ?
CNA : si vous aviez demandé à mon père s’il était féministe, il vous aurait sans doute dit non, pourtant il l’était. Parce qu’il a élevé ses enfants, ses garçons et ses filles, sans idées préconçues du genre « tu es une fille donc tu devrais faire ça ou un garçon doit faire ça ».
Mon père m’a appris la confiance par sa façon d’être avec moi, il m’autorisait à poser des questions, il me permettait d’être moi-même.
AT : vous dites, et c’est magnifique, qu’il vous a appris à dire « je ne sais pas ».
CNA : oui. Il m’a si souvent répété que quand on ne sait pas, il faut le dire.
AT : il faut de la confiance pour ça.
CNA : je suppose, il m’a aussi appris la confiance. Mais ça vaut que si on souhaite apprendre, si vous ne savez pas quelque chose et que vous le reconnaissez, ça devient une occasion d’apprendre. C’est ce que pensait mon père.
AT : mais comment vous expliquez qu’aujourd’hui, Chimamanda Ngozi Adichie, l’interrogation semble délaissée au profit de l’affirmation ?
CNA : c’est terrible. Je suis vraiment inquiète pour l’avenir de la civilisation Occidentale et je ne plaisante pas. Je crois que nous vivons une époque d’auto-censure. Une époque dénuée d’empathie à l’échelle collective. Et où les idées sont vouées à mourir parce que tout le monde à peur de dire ce qu’il ne faudrait pas dire.
AT : c’est passionnant. Qu’est-ce qui se passe, en fait, quand on arrête de poser des question ?
CNA : c’est fascinant mais c’est terrifiant aussi. Je m’interroge parfois sur un phénomène qui semble être une invention américaine. Parce que l’Amérique a un tel pouvoir culturel, l’Amérique exporte ses problèmes et le reste du monde importe les problèmes de l’Amérique et les fait siens. Alors cette idée de liberté, liberté de poser des questions, d’apprendre et de grandir, est aujourd’hui violemment remise en cause. Je crois que les réseaux sociaux y ont largement contribué. Les réseaux sociaux qui ont un potentiel bénéfique. Et parce qu’on les a dévoyés, mal utilisés, ils sont devenus un moyen d’auto-punition. Aujourd’hui des jeunes partout dans le monde sont terrifiés à l’idée d’être incorrects, parce qu’ils se feraient lyncher. Alors comme on a peur de ne pas formuler une question en termes corrects, on ne la pose pas.
AT : c’est passionnant. Je vous ai entendue dire qu’aujourd’hui on vivait dans un monde où il fallait parfois s’excuser de penser. Qu’est-ce que vous voulez dire ?
CNA : c’est vrai c’est affreux. Je crois au libre échange des idées. Je crois aussi que les discours de haine se combattent avec les mots, par d’autres discours, pas par le silence. C’est important de ne pas répondre par le silence, parce qu’on ne se débarrasse pas comme ça des idées néfastes. Si vous ne parlez pas ces idées néfastes vont prospérer. Mais si vous les contrez par des mots, c’est plus efficace. Je n’aime pas la censure. J’ai grandi sous une dictature militaire, je ne supporte pas qu’on dise à quelqu’un : « vous n’avez pas le droit de dire ça ».
AT : qu’est-ce qui fait, pour vous, Chimamanda Ngozi Adichie, de la littérature, un espace qui résiste au dictat de l’affirmation, un espace qui autorise la pensée et le questionnement justement ?
CNA : c’est pour ça que je suis inquiète pour l’avenir de la civilisation Occidentale. Je m’interroge sur ce que sera la production artistique dans 20 ans et sur la production littéraire à venir, parce que nous avons créé un environnement qui ne se prête pas à la recherche créative. Pour créer de la littérature, il faut pouvoir poser des questions. Il ne faut pas avoir peur de déranger. Non pas dans le but d’offenser quiconque mais il faut être prêts à déranger si c’est le sens de notre art. Aujourd’hui on s’interdit de poser des questions, on marche sur des oeufs, il faut être hyper-prudents, les gens sur-interprètent vos propos et vos gestes. Cela a forcément des répercussions sur la littérature et ça m’inquiète beaucoup. Je ne veux pas d’une littérature trop prudente. Nous avons besoin de … même pas seulement de liberté mais d’une certaine folie pour créer. Et ça on ne nous l’autorise plus. Sérieusement, je me demande ce que sera le roman américain dans 20 ans. Ce sera affreux, tous les personnages seront « convenables ». Or ce qui nous caractérise, nous les humains, c’est justement qu’il nous arrive de faire des choses que nous ne devrions pas faire. C’est cet espace qu’explore la littérature.