jeudi 20 août 2020

Premier homme

 " Se préparant [...] à se trouver à sa place partout, parce qu'il ne désirait aucune place."

Albert Camus

Le premier homme

Vivre ou se regarder vivre ?

Vingtième jour dans la Sérénissime. Plus le temps passe, plus quelque chose opère sur nous. Nous finirons peut-être par ne plus repartir ...
La paix et le rythme propre de la lagune m'envahissent progressivement, surtout en cette année si particulière où le virus a restitué Venise aux vénitiens.
Depuis vingt jour nous vivons dans une ville sans voitures, sans motos, sans vélos même, où les bruits sont enfin ceux des humains. Autour de nous, dans les jardins de Sant'Elena, la douceur de cette fin d'après-midi appelle la vie dehors. Sur les bancs rouges impeccables, disposés le long de l'allée ombragée, des groupes de grand-mères discutent avec animation. Leurs petits-enfants courent et chahutent autour d'elles, libres comme l'air. Des couples, des amis, des amoureux partagent cette allée avec les enfants et les chiens. Chacun profite de la fraîcheur et de la nature à sa manière.

Quel choc par rapport à l'année précédente ... A l'image de calme qui m'entoure se superpose le souvenir d'une ville prise d'assaut par les touristes ; de places, de vaporettos, de palais, d'églises, jusqu'aux épiceries, débordant d'une foule toujours pressée. "Faire Venise" en deux ou trois jours ... cela nécessite de tenir le rythme d'un programme saturé de visites et d'activités, il y a tant à voir ! Et dans le même temps, comment ne pas voir le ridicule de la situation de cette ville assiégée par des gens absents, parcourant les circuits qu'il "faut faire" le nez dans leur téléphone portable, scotchés aux rappels à l'ordre des réseaux sociaux et découvrant leur environnement à travers la lentille des selfies. Ne deviendrions-nous pas fous ? Schyzophrènes ?

A notre vingtième jour dans la sérénissime en cette année de COVID, je ressens quelque chose de similaire à ce que l'on  éprouve au bout d'une digue, où l'on n'est pas encore en mer et pourtant déjà plus sur terre. Venise semble m'amener hors de nos vies occidentales modernes, quelque part entre hier et demain. En tout cas, elle me questionne sur les perspectives d'un futur différent, et sur la place que pourrait et devrait y tenir l'individu. Et réciproquement, je m'interroge sur la place de notre être au milieu du déferlement de la vie numérique. N'est-il pas curieux de voir se développer, dans des mouvements aussi simultanés que contraires, d'un coté notre besoin de singularité et d'individualité et de l'autre notre absence au monde qui nous entoure ?